«Maman», une oeuvre icône du Musée des beaux-arts du Canada

Raphaëlle Joanisse

La sculpture intitulée Maman fut créée en 1999 par l’artiste franco-américaine Louise Bourgeois. Cette gigantesque araignée fut acquise en 2004 au coût de 3,2 millions de dollars par le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). Bien que l’artiste expose depuis 1945, un véritable engouement pour son œuvre depuis les années 1980 a multiplié sa visibilité dans les musées du monde entier. Plusieurs institutions importantes ont exposé son travail et possèdent des œuvres de Louise Bourgeois, dont le MBAC. Maman devint rapidement l’œuvre icône du Musée.

Maman représente un énorme arachnide noir. La structure composée de plusieurs pièces soudées est réalisée en fonte de bronze d’une épaisseur d’environ cinq millimètres. Le tout est renforcé à l’intérieur d’acier inoxydable. Les huit pattes qui partent de l’abdomen sont asymétriques. L’artiste a créé plusieurs pièces qu’elle a ensuite choisies aléatoirement pour composer chacune des pattes, prenant la forme de tuyaux tordus qui se rejoignent en une fine pointe au sol. La structure imposante de la bestiole tente d’affirmer sa solidité. Par contre, Louise Bourgeois a voulu déjouer cet équilibre habituel de l’arachnide en modifiant la distance naturelle entre les pattes ainsi que leurs longueurs. L’artiste crée ainsi un effet de tension entre la force et la faiblesse dans la représentation de son araignée. Le fait que les pattes soient volontairement tordues crée un déséquilibre, une impression de fragilité.

Il n’empêche que Maman se veut imposante. En raison de son aspect métallique, cette grande araignée ressemble à une machine qui projette son ombre menaçante surplombant les spectateurs. Menaçante certes, mais avant tout protectrice, car l’œuvre est représentative d’une figure maternelle. Sous l’abdomen, il y a un espace clos grillagé en forme de poche pendante qui contient 26 œufs à peine perceptibles de l’extérieur. Ces formes arrondies réalisées en marbre blanc ont été soigneusement polies par l’artiste.

La démarche artistique de Louise Bourgeois s’est toujours inspirée de sa vie personnelle et plus précisément de son enfance. Elle a ainsi représenté sa propre mère, Joséphine Bourgeois, à travers son œuvre : « [ma] meilleure amie… réfléchie, intelligente, patiente, apaisante, raisonnable, délicate, subtile, indispensable, propre et de bon conseil comme une araignée. »1 L’artiste a transposé dans sa sculpture les caractéristiques psychologiques de sa mère. Plus particulièrement, elle évoque le métier de sa mère, restauratrice de tapisseries; la forme en spirale du corps de la bestiole rappelle la bobine de fil tandis que les pointes des pattes de l’araignée évoquent les aiguilles.

Le travail de Louise Bourgeois fait preuve d’une grande admiration à ce jour. Lors de l’installation de la sculpture sur la plaza du MBAC, le directeur à cette époque, Pierre Théberge, relate de la valorisation que le Musée accorde à l’artiste et à l’objet : « Maman, c’est le chef-d’œuvre de Louise Bourgeois […]. »2 La sculpture a obtenu rapidement cette valorisation grâce à la reconnaissance du travail de l’artiste. Par contre, cette reconnaissance fut tardive. Elle se fit connaître dans les années 1980 lorsque le Museum of Modern Art de New York présenta une rétrospective de son travail. Il s’agissait d’autant plus de la première rétrospective accordée à une femme par ce musée. Louise Bourgeois avait à cette époque 70 ans, mais son âge ne l’empêcha pas de poursuivre une carrière florissante, comme l’explique Kitty Scott, conservatrice en art contemporain du MBAC : « À cette étape tardive de sa carrière, lorsque plusieurs artistes ralentissaient la production, Bourgeois semble produire l’un des ses travaux les plus ambitieux. 3 Cette absence de reconnaissance du milieu artistique pour son travail au cours des quarante premières années de production lui a permis de créer librement et par nécessité pour elle. Elle ne fut influencée ni par la mode, ni par le succès ou le marché de l’art4, préservant l’aspect unique de ses œuvres. Son travail incomparable poursuit toujours cette évolution à travers le 21e siècle : « Bourgeois est exceptionnelle dans ce sens qu’elle traverse le temps avec son art qui est à la fois moderne et contemporain. »5 Le MBAC a donc acquis Maman en tant qu’œuvre emblématique du travail de l’artiste, représentatif à la fois d’hier, d’aujourd’hui et des générations futures.

Il existe six copies identiques de Maman dans le monde et le MBAC possède le dernier exemplaire de cette série. Maman n’est pas la première série d’araignées conçue par l’artiste. Ce motif fut exploité dès 1947, où on le retrouvait en petit format dans ses dessins. En 1992, l’image de sa mère se matérialise en sculpture par ce symbole. La figure de cette bestiole aboutit sur le plan technique à sa maturité, en une qualité d’exécution dans Maman. Louise Bourgeois réutilise aussi d’autres formes précédemment exploitées, telles que la spirale qu’elle reprend pour le corps de Maman. Cette forme utilisée dans ses sculptures des années 1960 est perçue par l’artiste comme un signe d’ambivalence : « L’intérêt de la spirale étant, comme avec la tanière, d’incarner une possibilité de positions contradictoires […]. »6 Maman représente l’aboutissement de l’œuvre de l’artiste. Aujourd’hui à 98 ans, il est peu probable qu’elle réalise d’autres œuvres d’une telle ambition.

Par son intégration à la collection du Musée, Maman complémente les autres œuvres liées au début de la carrière de Louise Bourgeois que possède déjà le MBAC. Ainsi, les spectateurs peuvent voir l’évolution dans la démarche de l’artiste. Les sculptures en position verticale dont la forme est linéaire (Déposition amicale, Portrait de C.Y et deux Sans titre) sont présentées dans la collection permanente du Musée. À cette époque, elle créait dans ses objets des présences pour combler sa solitude quotidienne et évacuer son angoisse : « Louise Bourgeois parvient ainsi à déplacer un sentiment de douleur, d’impuissance, sur une chose matérielle, à donner forme à son angoisse, afin de la maîtriser, de la faire passer de son propre corps à un autre corps. »7 L’artiste définit son travail comme une purgation de ses peurs et de sa solitude qu’elle ressent depuis son enfance. Elle a recréé ce passé par ses œuvres pour y survivre : « Au début, mon travail portait sur la peur de tomber. Puis, il s’est transformé en art de tomber. Comment tomber sans se blesser. Plus tard, il devient l’art de durer. »8Maman est l’un des nombreux exemples d’œuvres autobiographiques réalisées par l’artiste qui lui permet aujourd’hui de subsister à travers le temps.

Par son pouvoir évocateur et de fascination, par sa qualité esthétique, l’œuvre Maman ainsi que l’artiste elle-même sont considérées d’une haute importance pour le Musée des beaux-arts du Canada : « Maman est une œuvre d’art d’une extraordinaire puissance et d’une richesse métaphorique réalisée par une artiste qui par sa longue carrière a reçu une reconnaissance internationale et du succès. »9 Un travail artistique de plus de 60 ans ainsi qu’une reconnaissance, bien que tardive, inscrivent Louise Bourgeois parmi les plus grands artistes du 20e siècle. Le MBAC considère que Maman entre en dialogue avec plusieurs œuvres d’artistes de leur collection d’art contemporain dont Betty Goodwin, William Kentridge, Douglas Gordon et Jana Sterbak10. Depuis son installation devant le Musée, Maman est devenue une icône et l’une des œuvres les plus photographiées au Canada et peut-être parmi les plus photographiées au monde11.

Louise Bourgeois, Maman, 1999, fonte de 2003, bronze, acier inoxydable et marbre, 927 x 891 x 1024 cm, acheté en 2004, Musée des beaux-arts du Canada (nº 41429)

1Dilys Leman, « Regard intrinsèque sur l’araignée géante de Louise Bourgeois », Le magazine du Musée des beaux-arts du Canada (automne 2005), p.21.

2Valérie Lessard, « L’accueil d’une Maman », Le Droit, (14 mai 2005), p. A2.

3Kitty Scott, Conservatrice en art contemporain du Musée des beaux-arts du Canada, Pour la collection d’art contemporain européen et américain, août 2003.

4Marie-Laure Bernadac, La création contemporaine Louise Bourgeois, Paris, Éditions Flammarion, 2006, p.51.

5Kitty Scott, Conservatrice en art contemporain du Musée des beaux-arts du Canada, Pour la collection d’art contemporain européen et américain, août 2003.

6Jacqueline Caux, Tissée, tendue au fil des jours, la toile de Louise Bourgeois, Paris, Éditions du Seuil, 2003 p.24.

7Marie-Laure Bernadac, La création contemporaine Louise Bourgeois, Paris, Éditions Flammarion, 2006, p.85.

8Biographie Louise Bourgeois, CyberMuse : page de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada, http://cybermuse.gallery.ca/cybermuse/docs/bio_artistid640_f.jsp consulté le 7 octobre 2009, dans (Louise Bourgeois, Destruction of the Father, Reconstruction of the Father, 1998, p. 222).

9 Kitty Scott, Conservatrice en art contemporain du Musée des beaux-arts du Canada, Pour la collection d’art contemporain européen et américain, août 2003.

10Ibid.

11 Entrevue avec Heather Anderson, conservatrice adjointe en art contemporain du Musée des beaux-arts du Canada, le 15 octobre 2009.