Eija-Liisa Ahtila : La vidéo en polyphonie

Caroline Roberge

INT. STAGE-DAY (int. scène-jour), par Eija-Liisa Ahtila

Présentée à DHC/ART et la Fonderie Darling – Du 29 janvier 2010 au 9 mai 2010

Cet hiver, le travail de l’artiste finlandaise Eija-Liisa Ahtila est présenté à la DHC/ART et à la Fonderie Darling. Le commissaire John Zeppetelli lui consacre en effet une exposition rétrospective, Int. Scène-Jour, la plus importante réalisée à ce jour à l’extérieur de l’Europe. Eija-Liisa Ahtila investit depuis le début des années 1990 l’univers de la photo, de la vidéo et du cinéma par le biais de l’expérimentation formelle, engendrant l’effritement des frontières entre le langage cinématographique et l’installation vidéo. Figure importante dans le paysage artistique contemporain, l’artiste se sert de dispositifs à écrans multiples pour construire des environnements où le spectateur se retrouve face à des propositions narratives simultanées ou successives. Elle met ainsi en scène plusieurs thèmes riches en potentiel dramatique, notamment le vide (ou la solitude), la folie et la mort. Il sera question dans ce commentaire d’établir la relation conceptuelle et intime entre les thèmes abordés par Ahtila et les dispositifs formels utilisés pour leur donner vie et surtout pour « interpeller physiquement et intellectuellement le spectateur »1.

On remarque, durant le parcours chronologique proposé par la mise en exposition des œuvres, que l’univers intérieur des protagonistes se révèle sur une trame narrative dominée par l’idée de mort. Ce leitmotiv renvoie ensuite à une gamme riche d’émotions profondes et parfois ambiguës. D’un point de vue technique, Eija-Liisa Ahtila utilise les écrans multiples pour fragmenter et complexifier les récits et la narration. Cette approche, ayant une fonction métalinguistique dominante, pousse le spectateur à se questionner sur la manière dont les images et les mots constituent le récit filmique. Aussi, dans cette pratique où les temps se chevauchent et se tordent, où la simultanéité, la confusion et l’illogisme sont permis; les univers narratifs deviennent extrêmement riches en potentiel dramatique. Les multi-écrans permettent donc de développer un vocabulaire vidéographique complexe où la stéréophonie décuple les couches sémantiques et ouvre l’espace de lecture au spectateur immergé dans le lieu. Par stéréophonie, il faut ici faire référence au langage musical pour parler de l’expérience immersive vécue par le spectateur. Cette stéréophonie vidéographique permet en quelque sorte un relief acoustique, une prise en conscience de l’espace tridimensionnelle par l’image et par le son décuplés,qui ne peut être possible dans une vidéo à un seul écran.

Dans Today (1996-1997), les points de vue des trois protagonistes sur la mort du grand-père sont projetés sur trois écrans de façon consécutive. Ahtila isole l’expérience du deuil vécue par une jeune fille et ceux que l’on devine être ses parents. La juxtaposition de ces points de vue permet au spectateur de se faire une interprétation de l’œuvre qui lui est propre. De plus, les dialogues en petites phrases, confuses dans le temps et l’espace, évoquent l’idée de chœur par leur disposition en trois temps autour du spectateur. Dans ce cas-ci, la finalité de ce procédé pourrait être en partie la réflexion sur les relations à autrui et les relations entre l’œuvre et le spectateur. Ce dernier se trouve en effet dans une position active (même physiquement) où il doit interpréter les signes et refaire le casse-tête narratif à sa façon.

Un autre bon exemple de la place que prend la subjectivité du spectateur est The House (2002) : une projection sur trois écrans d’un unique personnage féminin. On y voit la femme succomber à une folie grandissante dans laquelle elle « entend des sons, venant de trop loin pour être perceptibles, dont elle fait l’expérience dans une insupportable simultanéité avec ses propres pensées, la confusion de sa vie intérieure obstruant graduellement la réalité objective »2. Ici, les concepts de temps et d’espace sont remis en question dans un lent effondrement du monde cohérent. Cette femme générique, d’ailleurs omniprésente dans l’œuvre d’Ahtila, est encore une fois seule, envahie par l’espace de sa maison et de l’extérieur que l’on voit presque entièrement. Cette manière de montrer plusieurs vues de la maison hors du champ de l’action narrative a pour résultat de tripler les signes visuels et d’enrichir la lecture. Le spectateur se trouve donc en constant dialogue avec le dispositif vidéo, notamment par les choix qu’il doit faire quant à ce qu’il veut regarder. Fonctionnant en contrepoint, les points de vue multipliés permettent d’évoquer un espace plus qu’une image, un environnement plus qu’une bidimensionnalité. Le terme contrepoint, issu du langage musical, sert ici à désigner le dialogue des images, comme des voix se répondant par le biais de l’image, des voix autonomes, mais faisant partie d’un ensemble cohérent.

Dans Consolation Service (1999), on assiste à une fin de relation amoureuse ou plutôt à un échec de l’intimité. Le récit se déroulant sur plusieurs temps (chez la conseillère conjugale, à la maison et sur un lac gelé) se déploie sur deux écrans, en polyphonie. L’artiste s’en sert ici pour accentuer l’impression de mésentente, de désaccord et de séparation. Le vide qui suit l’accident sur le lac est lui aussi intensifié par l’apparition de son défunt mari qui semble réelle, mais ne l’est pas. Cette constante dualité, présente par l’utilisation des deux écrans, permet ce dialogue en canon entre les images.

L’intérêt de l’œuvre d’Eija-Liisa Ahtila se situe dans la manière dont les dispositifs vidéographiques permettent de créer une intensité dramatique. Déplacé dans un lieu immersif, le spectateur entre en dialogue avec les signes visuels pour se constituer un univers spécifique, autonome et personnalisé. Les idées de mort, de rupture, de solitude et de vide intérieur sont aussi mises en place par le démantèlement des repères narratifs du temps et de l’espace, puis par la confusion entre le réel et l’imaginaire3. L’utilisation de la synchronicité, puisque les films sont généralement construits de façon anachronique, renvoie aussi à la démence et aux troubles psychiques.

Cette exposition confirme la reconnaissance attribuée au travail d’Eija-Liisa Ahtila en Amérique du Nord et démontre bien son apport au monde de la vidéo et de l’installation en art contemporain. Aussi, il serait intéressant de se pencher sur son travail dans une perspective axée sur l’idée d’œuvre d’art totale. Par l’effritement des frontières entre le langage de la musique, du cinéma et de l’installation vidéo, on peut se poser la question à savoir si l’artiste renouvelle le concept allemand de l’œuvre d’art total, la Gesamtkunstwerk, ou si elle témoigne d’une pluridisciplinarité propre à la postmodernité. Chose certaine, le parcourt des trois expositions immerge le spectateur dans un univers personnel et unique. Le dialogue qu’il entretient avec les œuvres est essentiel à leur interprétation.

 

1Eija-Liisa Ahtila INT. SCÈNE-JOURS, Site Internet officiel de la Fondation DHC/ART, Montréal, [En ligne] http://www.dhc-art.org/fr/exhibitions/int-stage-day , consulté le 6 mars 2010.

2John Zeppetelli, INT. STAGE-DAY (INT. SCÈNE-JOUR), Opuscule de l’exposition présentée à la fondation DHC/ART du 29 janvier au 9 mars 2010. Montréal.

3Eija-Liisa Ahtila INT. SCÈNE-JOURS, Site Internet officiel de la Fondation DHC/ART, Montréal, [En ligne] http://www.dhc-art.org/fr/exhibitions/int-stage-day , consulté le 6 mars 2010.