L’invitation au souvenir, ou se laisser guider par la matière dans l’exposition Ciel à outrances

Par Marian Gates

Ciel à outrances, recueil de poèmes de l’écrivaine montréalaise Madeleine Monette, sert d’ancrage narratif et donne son nom à l’exposition mise en scène par la comédienne et artiste multidisciplinaire Brigitte Poupart et présentée ce printemps au Centre PHI. Ce sont cinq textes tirés de ce recueil, cinq bribes de vie entre la nouvelle et la poésie, qui nous placent un peu avant, un peu après, puis en plein centre de la catastrophe que sont les attentats du 11 septembre 2001. Ces témoignages en marge de l’événement sont fictionnels, mais ils invitent au souvenir, à l’acte de mémoire; c’est grâce à eux que l’on se replace à l’aube de ce mardi fatidique, dans un mouvement réflexif et empathique, d’un point de vue individuel aussi bien que collectif. C’est ce que Poupart tente de mettre de l’avant, car « [d]e la solitude de son propre récit, on peut se soulager grâce à l’art de n’être au final jamais seul·e à se raconter la même histoire » [i]. L’échange de souvenirs partage ainsi le deuil, on s’y sent épaulé·e.

Brigitte Poupart, Ciel à outrances, photographie de l’exposition présentée au Centre PHI, 2022. Crédit: Hubert Hayaud. Courtoisie Centre PHI.

L’exposition est contenue dans l’espace d’une pièce, arène de sable qui évoque le combat, celui de la préservation de la mémoire. Ce lieu à l’atmosphère sombre, dans lequel se retrouvent des piles d’objets déchiquetés, brûlés, ensevelis, marque une tension agonistique entre la réalité et l’imaginaire, entre la matière et la parole. Ce sont ces objets morcelés qui guident les fictions de Monette dites par l’entremise d’écouteurs — ceux-là mêmes qui s’illuminent, un à un, dictant le chemin à suivre aux visiteurs et visiteuses. On reconstitue ainsi les histoires contées à travers ces fragments matériels : ce sont ces derniers qui font vivre les récits, qui nous parlent et qui énoncent, en eux-mêmes, par leur matérialité résonnante. On se penche, on s’accroupit presque instinctivement proche de ces objets, comme s’ils nous murmuraient les mots de la poétesse.

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Brigitte Poupart, Ciel à outrances, photographie de l’exposition présentée au Centre PHI, 2022. Crédit: Fred Gervais. Courtoisie Centre PHI.

Cette expérience sonore immersive réclame la pleine attention de celui ou celle qui la pratique, car il faut adopter une posture d’écoute active tout en se mouvant dans l’espace, en ne perdant pas le fil tracé pour nous; si l’on tarde à s’approcher de l’objet illuminé, un grondement nous rappelle à l’ordre. Il y a ainsi une certaine urgence avec laquelle on doit se déplacer. On nous tient en haleine, en mouvement constant, ce qui est en consonance avec ce qu’on écoute, faisant écho à l’état d’agitation des personnages des fictions. Cet engagement total du corps est typique du sonore, car il demande toujours la présence physique de l’écoutant : « The sonic is intersubjective in that it does not exist without my being in it and I in turn [am] complicit with it » [ii]. Il y a ainsi une nécessaire complicité dans l’acte d’écoute, car si l’image met à distance, le sonore, lui, colle à la peau. Le son prend racine dans l’entièreté du corps, l’atteint de partout à la fois, contrairement à l’image qui ne reste visible que dans une direction fixe – l’existence d’un son exige un espace-temps conjoint. Le choc du visuel est ainsi troqué pour le poids des mots, qui prévaut ici avant tout. Si l’événement ultra-médiatisé qu’est le 11 septembre 2001 est souvent véhiculé par voie de photographies et de vidéos, on se voit offrir ici une nouvelle manière de le raconter, soit par l’entremise d’une matérialité du ravage, outil mnémonique qui renvoie aux histoires entendues.

S’enfilent ainsi cinq voix que l’on écoute, cinq histoires : 

Dans un premier poème, intitulé Petite, une femme est endeuillée par la perte de son mari, arraché à la vie furtivement, juste avant l’attaque des tours jumelles. En ressort l’impression de se faire ravir son deuil, le conjoint étant « ce mort qui ne fait pas le poids en marge de l’épicentre » [iii].

Puis vient Tatoué, qui retrace une conversation téléphonique amère entre deux ex-amoureux, durant l’écoute matinale des nouvelles. Lorsque l’écran s’emplit des images de l’attaque aérienne, l’homme « entrouvre les lèvres sur un abîme, ne sait plus jurer, la langue en suspens »; malgré tout ce qui a été dit, il est heureux de la savoir en vie.

S’ensuit la naissance d’un fils dans Seule, qui narre la course vers l’hôpital dans le chaos de l’écroulement, le cœur dans la gorge du chauffeur de taxi, les cris de la mère. Le centre de la boucherie voit alors naître l’invraisemblable, une vie : « il est là! Silence lacérant de part en part, il a surgi sur les eaux de la peur, porté par la foule des survivants en fuite, cohue de la délivrance ».

On enchaîne avec Élan vital, où l’on accompagne un homme et une femme en marche, qui tentent d’échapper aux confins de leur appartement. Ils vont dehors, croisant ces « regards lents d’hommes au plus bas », ces corps « blancs de ciment », pour se donner l’impression d’avancer un peu, même si c’est en pleine hécatombe.

Le parcours se termine avec Le lait du ciel, dans le centre de la pièce et autour d’un boyau d’incendie. Nous sommes placé·e·s, en toute finalité, au cœur de l’incident : « le réel se décante là-bas si près, entre brasier et poussière, on l’a dans les yeux et la bouche, il se couche en pluie sèche sous les pas, rien ne tient plus dans la peau quand on a vu ce qu’on a vu ».

L’attaque du World Trade Center, en ce tout début de XXIe siècle, est l’événement le plus médiatisé au monde, photographié et filmé d’un maximum de points de vue afin de tenter de se saisir de l’incompréhensible. On se souvient de la collision du premier avion – un accident, croyait-on – puis du second, enlevant tout doute du circonstanciel. C’est à ce moment, frappant, que la pensée se précise, saisissant l’incidence du double impact, provoquant une sensation accrue du vertigineux, de l’horrifiant. Le 11 septembre 2001 marque un moment charnière de l’histoire nord-américaine et mondiale, qui enclenche la « guerre contre la terreur » de George W. Bush, dont les répercussions géopolitiques et sociales se font toujours sentir aujourd’hui. Les guerres subséquentes au Moyen-Orient entraînent un contrôle de l’opinion publique par les images, une banalisation de la violence et une désensibilisation au racisme, un patriotisme imposé, une obsession pour la sécurité [iv], et une censure des œuvres d’art [v]. L’instauration de ce climat de peur se fait en grande partie à travers le visible, les images, qui sont soit exacerbées, soit censurées. L’exposition de Brigitte Poupart se démarque ainsi par sa manière d’aborder l’événement, car elle nous éloigne du purement visuel. Pour ceux et celles qui sont adeptes d’expositions offrant une expérience unique, celle-ci détonne par son articulation d’un parcours fragmentaire, avec ces objets tronqués et ces courts passages de vie racontés, d’un parcours de l’intime aussi, car on nous le dit à l’oreille, et finalement d’un parcours multisensoriel : la poussière qui emplit les narines, le sable sous les doigts, les objets qui s’illuminent, les voix changeantes. On joue de l’odorat, de l’haptique, de la vue et de l’ouïe, rendant justice à l’événement et aux mots qui inspirent l’exposition :

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En bannière : Brigitte Poupart, Ciel à outrances, photographie de l’exposition présentée au Centre PHI, 2022. Crédit: Fred Gervais. Courtoisie Centre PHI.


[i] Centre PHI. (2022). « Ciel à outrances », Expositions, [en ligne]. [https://phi.ca/fr/evenements/ciel-a-outrances/?gclid=CjwKCAiA9tyQBhAIEiwA6tdCrNwS_5DZsubLx4eX-5k3BlTvOpUA8Vkg0WV2OnrWISNPi7GswL1h2RoCvowQAvD_BwE].
[ii] VOEGELIN, Salomé. (2010). « Listening to noise and silence : toward a philosophy of sound art », Londres: Bloomsbury, p. 10.
[iii] Toutes les citations subséquentes sont tirées du recueil de poèmes Ciel à outrances. MONETTE, Madeleine. (2013). Ciel à outrances, Montréal : L’Hexagone, 112 pages.
[iv] Cette obsession pour la sécurité sera traduite entre autres par le USA Patriot Act de 2001, qui donne plus de pouvoir aux services de renseignements en ce qui a trait aux mandats d’arrestation et à la surveillance informatique.
[v] Viennent notamment à l’esprit la photographie Person Falls Headfirst from World Trade Center de Richard Drew ou la sculpture Tumbling Woman d’Eric Fischl, car elles montrent l’insoutenable, la chute comme le moment d’impact.



MARIAN GATES | RÉDACTRICE

Sans titre-12Candidate au doctorat en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal, Marian Gates est vivement intéressée par la mise en espace de l’œuvre d’art et par la manière dont celle-ci influence la perception et le savoir que l’on s’en fait. C’est à partir de théories néo-matérialistes qu’elle étudie l’enchevêtrement épistémologique, ontologique et éthique de l’œuvre à son dispositif scénographique et au sujet qui l’observe. Employée comme médiatrice d’exposition à Montréal et à Baie-Saint-Paul, membre de l’équipe des conférences interuniversitaires en histoire de l’art Hypothèses et rédactrice pour la revue Ex_situ, l’accessibilité à l’art et sa diffusion habitent les projets dans lesquels elle se taille une place.

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