Le corps décolonisé : Compte-rendu de Wishes / Souhaits à OBORO

Par Maude Darsigny-Trépanier

Le centre d’artistes OBORO offre tout au long de l’année 2017 une programmation entièrement autochtone. Samedi le 16 septembre dernier avait lieu le double vernissage de Skeena Reece (Mousse) // Dayna Danger + Émilie Monnet (Wishes / Souhaits). Le duo d’artistes et un groupe de femmes ont également interprété un chant traditionnel en s’accompagnant aux tambours lors de la soirée d’ouverture. Ce premier billet, qui fait partie d’une série de deux, traite de Wishes / Souhaits, du duo Danger et Monnet, présenté à OBORO jusqu’au 21 octobre 2017.

C’est dans une petite salle sombre que se trouve l’installation du duo d’artistes et amies Dayna Danger et Émilie Monnet. Les deux artistes œuvrent dans plusieurs projets ensemble, dont le groupe de chant et de tambour autochtone entièrement féminin, Odaya. Cette collaboration n’est pas anodine puisqu’elle s’inscrit d’ailleurs dans le plus vaste projet Corps-Sanctuaire qui regroupe également deux autres artistes : Reena Almoneda Chang et Melissa Morris. Les quatre femmes créent plusieurs projets en partenariat avec le Foyer pour femmes autochtones de Montréal. Les artistes explorent autour du thème du corps :

Le sanctuaire symbolise le refuge, là où on se sent en sécurité et en paix. Dans ce projet, la participante est invitée à explorer son corps de façon pour retrouver, par la mémoire, les sensations, un son ou une image, ce sentiment de paix et de sécurité. Au-delà de l’individu, la quête du sanctuaire est reliée au besoin d’éprouver un sentiment d’appartenance et de trouver sa place dans la société[i].

Wishes / Souhaits est un « work in progress » qui a pour but de donner la parole à cinq femmes autochtones – Brenda Lee Marcoux, Gail Golder, Jenna Guanish, Violet Rose Quinney et Crystal Star Einish – qui ont eu recours aux différents services offerts par le Foyer pour femmes autochtone de la métropole. Deux chaises sont disposées à l’entrée de la salle, et des écouteurs, visibles grâce au faible éclairage d’un dispositif lumineux imitant la lune, sont mis à la disposition des visiteurs. Les questions sont inaudibles, l’emphase étant mise sur les réponses des femmes. C’est donc dans la pénombre que le regardeur écoute les différentes voix raconter diverses histoires en anglais, en français et en langues autochtones.

Vue de l’installation Wishes / Souhaits, de Dayna Danger et Émilie Monnet, 2017
Crédits : Paul Litherland

Une des participantes évoque l’importance des traditions et l’influence qu’a eu sur elle son grand-père, un « medecine man » dans sa communauté. Elle mentionne la nécessité de garder vivante sa culture, entre autres par la passation des traditions aux générations futures. L’une d’entre elles traite de l’importance du territoire et déplore l’exploitation massive de celui-ci. Elle évoque tristement l’éloignement graduel des populations de cervidés de sa communauté naskapie, ce qui rend difficile la pratique de la chasse. Une autre femme exprime son amour pour la musique, qui, pour elle, agit telle une thérapie, un outil de guérison.

La pratique personnelle d’Émilie Monnet oscille entre théâtre, performance et art médiatique. D’ailleurs, Dayna Danger m’explique, lors du vernissage, que toutes deux ont réussi à mettre à profit leurs pratiques respectives en créant un projet commun qui allie la performativité de la parole, issue des influences théâtrales de Monnet, ainsi que la photographie que pratique Danger.

Vue de l’installation Wishes / Souhaits, de Dayna Danger et Émilie Monnet, 2017, photographies sur plaques de cuivre
Crédits : Paul Litherland

Se réapproprier sa corporalité : déjouer la déshumanisation
Wishes / Souhaits est une œuvre qui a pour but de propager un discours fort et clair de la volonté de l’autonomisation des femmes autochtones. Désirant se réapproprier leur corps et en déconstruire l’image colonisée des représentations objectifiantes et parfois déshumanisantes, les cinq femmes – sous les directions de Danger et Monnet – prennent place dans l’espace d’exposition. Le duo a choisi de représenter les protagonistes de leur projet en positionnant leurs portraits photographiques en cercle dans la salle. Suspendues par des cordes métalliques, les images de ces femmes se font face. À ce sujet, lorsque je lui demande si cette disposition fait notamment référence aux cercles de parole, Dayna Danger rétorque à la blague : « We just have so many circles ». Le regardeur est volontairement mis à l’écart de ce cercle. Même au centre, il est impossible de voir tous les portraits en même temps. Ce cercle exclusif symbolise cette réappropriation des corps, de la parole ainsi que de l’espace. Pour Danger, le corps est perçu comme un lieu; elle explique, d’ailleurs, dans le fascicule explicatif de l’installation, que le corps agit comme un espace tangible lorsqu’il n’y a plus d’espace où aller. Le corps devient alors un sanctuaire[ii].

Vue de l’installation Wishes / Souhaits, de Dayna Danger et Émilie Monnet, 2017, photographie sur plaque de cuivre
Crédits : Paul Litherland

La pratique artistique de Dayna Danger traite des dynamiques du pouvoir, du thème du corps et de l’identité de genre. Diplômée en photographie à l’Université Concordia, l’artiste bispirituelle se réapproprie l’espace réservé à la société dominante. Son travail questionne les constructions identitaires et sexuelles dans une esthétique provocante assumée. Le côté choquant de son art, pour l’exposition Wishes / Souhaits, semble s’être rasséréné afin de laisser place aux propos des femmes. Danger utilise pour la première fois un matériau brillant – le cuivre – pour l’impression des clichées qu’elle a conjointement réalisé avec Monnet. Le format standard du portrait de trois quarts est, ici, dynamisé par le fait que chacune des femmes photographiées pose avec un élément qui lui est propre : plume d’aigle, tambours ou bois de cerf. Les objets choisis dévoilent un attachement particulier de ces femmes à leur culture. Avec Wishes / Souhaits, Danger et Monnet mettent de l’avant plusieurs problématiques politiques auxquels les femmes autochtones font face, telles la déconstruction des stéréotypes identitaires, la dépossession du territoire et la violence systémique, sans toutefois tomber dans un discours victimisant.

Wishes / Souhaits
Jusqu’au 21 octobre
OBORO
4001, rue Berri, local 301
Métro Sherbrooke
Du mardi au samedi : 12 h à 17 h

En bannière : Vue de l’installation Wishes / Souhaits, de Dayna Danger et Émilie Monnet, 2017, photographies sur plaques de cuivre
Crédits : Paul Litherland


[i] Productions Onishka, Onishka. En ligne. < http://onishka.org/portfolio_page/body-sanctuary/ >.
[ii]Lindsay Nixon, Wishes / Souhaits : Dayna Danger – Émilie Monnet (catalogue d’exposition), Montréal, OBORO, 2017.

 

MAUDE DARSIGNY-TRÉPANIER | RÉDACTRICE WEB

Maude a obtenu un baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM et y poursuit sa scolarisation au deuxième cycle. Actuellement, elle est en période de rédaction pour son projet de maîtrise qui porte sur la réappropriation comme geste politique dans l’œuvre de Nadia Myre. Maude cultive un grand intérêt pour les pratiques artistiques politiques et engagées. Son coup de cœur pour les pratiques d’artistes autochtones est né à la vue de l’œuvre Fringe de Rebecca Belmore lors d’un cours universitaire. Employée de l’UQAM depuis 2017, elle travaille comme assistante de recherche auprès de Dominic Hardy. Elle est également bénévole depuis 2 ans à la Foire du papier et se joint à l’équipe de la revue Ex_situ à titre de rédactrice web à l’hiver 2017.

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