FAUTE DE MOYENS, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres

Par Camille Richard

De manière conventionnelle nous pouvons dire qu’une exposition prend forme lorsqu’un « […] espace est organisé, aménagé ; des objets sont désignés comme remarquables ; quelque chose est présenté, montré, mis en scène à l’attention d’un spectateur. »[i] Suivant cette description, le sociologue français Jean Davallon spécifie qu’il : « […] faut bien comprendre que toute exposition est la présentation présente d’une opération antérieure (sans quoi, elle serait une performance). »[ii] Désireuse de repenser ce modèle classique de l’exposition et l’exclusion symbolique de l’artiste dans l’espace de la galerie[iii], Marie-Claude Gendron, caretor[iv] et artiste, a présenté du 1er au 31 mai 2019 FAUTE DE MOYENS, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres au centre d’artistes GHAM & DAFE, un lieu de diffusion dans l’est de la ville de Montréal, qui promeut des pratiques artistiques émergentes, collaboratives et politiques. Le visuel de l’exposition, librement inspiré d’une affiche anarchiste de 1886, annonce dès le départ la vision engagée du commissariat d’exposition.

Marie-Claude Gendron. Affiche Faute de moyens, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres. GHAM & DAFE, 1er au 31 mai 2019.

FAUTE DE MOYENS (…) est composée d’un collectif ad hoc de quinze artistes. Les deux premières semaines de l’exposition — d’une durée d’un mois — sont dédiées à ces derniers qui à tour de rôle investissent à leur guise l’espace de la galerie. Sans contrainte thématique ou obligation de réaliser une œuvre matérielle et pérenne, les artistes sont invités à s’impliquer dans un projet dont le résultat final est inconnu tant pour la caretor que pour les divers intervenants. Règle de base : les artistes sont responsables d’apporter leur matériel et, s’ils le souhaitent, d’utiliser ou d’intervenir sur ce que leurs prédécesseurs ont laissé dans la galerie. Comme l’explique Marie-Claude Gendron dans le descriptif de l’exposition : « Il s’agira de faire confiance aux potentialités d’une création plurielle où l’incertitude et le risque seront mis sur un piédestal. »[v] Créant un espace en constante transformation, parfois chaotique, l’exposition évolue pendant quinze jours en temps réel[vi], durant lesquels GHAM & DAFE est sculpté au gré de la sensibilité et des idées de chacun des artistes. En ordre de passage, la galerie a accueilli Éric Simon, Caroline Boileau, Guillaume Adjutor Provost, Katherine-Josée Gervais, Marie-Claude Gendron, Stéphanie Auger, Michelle Lacombe, François Rioux, Sonja Slatanova, Doyons/Demers, Rose de la Riva, Christian Bujold, Hugo Nadeau et Marion Lessard. Bien qu’ils ne s’inscrivent pas dans une communauté homogène par leurs démarches artistiques, ces derniers ont tous accepté l’invitation de la caretor. Principalement du au fait que dans une société où la notion de temps est intrinsèquement liée à la notion de productivité, ce projet représente une opportunité rare de se vouer à de la création libre dans un lieu autre que l’atelier. Ainsi, à la manière d’une performance collective in situ, cette exposition expérimentale propose une occupation de l’espace de la galerie à cent lieues des mises en scène d’œuvres figées dans le temps afin de l’adapter aux pratiques actuelles.

Caretor : entre la figure de commissaire et d’hôte

Si FAUTE DE MOYENS (…) est décrite comme une exposition sans thématique fixe, c’est plutôt son processus conceptuel qui habite l’ensemble du projet. Marie-Claude Gendron, conceptrice de l’exposition, offre de manière égalitaire aux artistes invités la possibilité d’occuper la galerie pour une journée d’environ huit heures. Au sein de cette période allouée, l’artiste est libre de faire de son temps ainsi que de l’espace commun ce qu’il désire tant avec son propre matériel qu’avec celui des autres. De cette façon, pour diriger le projet, Marie-Claude Gendron se distancie de la figure dite autoritaire du commissaire[vii] pour s’inspirer davantage de la figure de l’hôte. Par définition, l’hôte a une responsabilité de soin, de protection et de respect des relations des invités qu’il accueille. Dans le contexte commissarial de FAUTE DE MOYENS (…), cette idée est reprise par Gendron qui offre essentiellement un soutien à ses artistes/invités dans l’optique d’instaurer une ambiance propice à la création. Elle est le principal témoin de l’évolution des gestes et des interventions des artistes, et ce faisant elle occupe le double rôle de caretor et de public. Cela dit, elle développe en tant qu’hôte une méthodologie d’exposition horizontale, avec et pour ses pairs, misant avant tout sur la confiance. Par le biais du partage des tâches liées à la production des œuvres ainsi qu’à leurs mises en scène, Marie-Claude Gendron crée un remarquable sentiment d’hospitalité basé sur la réciprocité dans une situation curatoriale souvent empreinte de dynamiques de pouvoir.[viii] Ainsi, ce nivellement des hiérarchies offre une latitude aux artistes leur permettant de s’investir selon leurs moyens. C’est à ce moment que le titre de l’exposition prend tout son sens.

Éric Simon. Jour 1, Faute de moyens, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres. GHAM & DAFE, 1er mai 2019. Crédit photo : Marie-Claude Gendron.

Repenser le commissariat d’exposition par le processus créatif

Sans résultat final prédéfini, la stratégie de l’exposition est donc de concevoir le processus créatif du collectif comme une forme artistique à part entière. Ce procédé n’est pas sans rappeler l’approche conceptuelle de Marcel Duchamp, voulant que « Pendant l’acte de création l’artiste va de l’intention à la réalisation en passant par une chaîne de réactions totalement subjectives. La lutte vers la réalisation est une série d’efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni ne doivent être pleinement conscients, du moins sur le plan esthétique. Le résultat de cette lutte est une différence entre l’intention et sa réalisation, différence dont l’artiste n’est nullement conscient. »[ix] Il s’agit de cette lutte inconsciente qu’est la création que met en valeur FAUTE DE MOYENS (…). La liberté qui réside dans l’atelier est transposée dans l’espace de la galerie. L’artiste est seul face à lui-même pour fixer ses propres limites et objectifs. En restant fidèles à leur pratique respective, certains ont ajouté des œuvres discrètes, d’autres des œuvres envahissantes reconfigurant la relation à l’espace. Certains ont occupé GHAM & DAFE uniquement par leurs corps, tandis que plusieurs ont déplacé et transformé le matériel déjà créé par leurs pairs. Cependant, tous ont exploité autrement l’espace d’exposition, affranchis des contraintes institutionnelles. Par ce changement de paradigme, les artistes du collectif ont gagné en agentivité. Une action relativement commune aux quinze artistes a été de revoir la notion d’authenticité de l’œuvre. Sachant que les objets laissés derrière eux pouvaient être modifiés par leurs pairs, plusieurs ont reconsidéré la signification de l’objet d’art dans l’espace d’exposition. La nécessité d’apposer sa signature sur une œuvre pour se distinguer des autres s’est atténuée au profit d’une collaboration. Dès lors, l’exposition dans sa forme finale laisse plus ou moins transparaitre le style artistique des artistes annoncés. Ces derniers ont communément délaissé une partie de leur identité personnelle — représentant habituellement leur capital symbolique — au profit d’un anonymat et d’une esthétique collective inédite.

Michelle Lacombe. Jour 8, Faute de moyens, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres. GHAM & DAFE, 8 mai 2019. Crédit photo : Marie-Claude Gendron./p>

Paradoxalement, cette collaboration dans le contexte de l’exposition a pris forme de manière somme toute abstraite. Nonobstant la présence active de la caretor et de l’équipe de GHAM & DAFE, l’aspect collaboratif des artistes est demeuré jusqu’au vernissage, soit le seizième jour de l’exposition, davantage un principe théorique. Ils préparaient seuls leur journée d’intervention et occupaient aussi généralement seuls l’espace le jour venu. L’idée de collectivité, de réunion, de partage, s’est concrétisée au deuxième degré, c’est-à-dire majoritairement par correspondance. Il y a là une brèche pertinente ; la régulation des rapports sociaux au sein de notre société actuelle, individualiste et virtuelle, s’est infiltrée inconsciemment dans les dynamiques de l’exposition. Le processus transparent de FAUTE DE MOYENS, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres a permis cette analyse au sein de la structure organisationnelle, qui était moins préoccupée par l’atteinte d’un résultat précis que par le processus conceptuel, logistique et artistique. Le collectif a pris d’assaut GHAM & DAFE et a fait en sorte que la galerie, souvent utilisée comme « chambre esthétique »[x], devienne un réel agent actif, un outil de réflexion, démontrant par la même occasion son potentiel subversif.


[i] Jean Davallon, L’exposition à l’œuvre, Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999, p.163.
[ii] Ibid., p.193.
[iii] À ce sujet, Jan Verwoert mentionne : « It is, for instance, part of the traditional symbolic contract between the institutions and the artist, that the institutions remains an outsider to the choices the artist makes in the conception and production of the work, just as the artist agrees to become an outsider to his or her work in the moment of its presentation in the gallery. For good reasons to re-negotiate or break this contract has throughout modernity been the aim of critical practices which have sough to include all the personal, social and institutional processes that shape the work into the gallery space and thereby disrupt the illusion of objectivity that is conventionally created through the symbolic exclusion of the artist from the work in the moment of its exhibition. » Jan Verwoert, « This is not an exhibition », Art and its institutions ; current conflicts, critique and collaborations (sous la dir. de) Nina Möntmann, Londres, Black Dog Pubishing, 2006, p.138.
[iv] Caretor est un néologisme entre les termes « care » et « curator » soulevé dans un entretien mené par Anne-Marie Trépanier avec k.g.Guttman, marraine de la RIPA 2017 ainsi que par Shannon Cochrane lors de la table ronde de la RIPA en 2014. À ce sujet voir http://artichautmag.com/ripa-2017-entretien-k-g-guttman-marraine-de-levenement/
[v] Marie-Claude Gendron, Faute de Moyens, Récupéré de https://ghametdafe.org/programmation
[vi] Voir Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle. Dijon, Les presses du réel, 2001.
[vii] Traditionnellement, un commissaire est responsable d’organiser une exposition en fonction d’une thématique choisie. Par le biais de l’accrochage et des outils de médiations il crée une mise en scène, un parcours, afin d’amener le visiteur à des réflexions en lien avec le thème. Cependant il y a plusieurs débats au sujet du rôle et des fonctions du commissaire, une figure en constante redéfinition depuis les années 1960. À ce sujet, voir Jérôme Glicenstein, L’invention du curateur : mutations dans l’art contemporain, Paris, PUF, 2015.
[viii] Voir Beatrice von Bismarck, et al., Cultures of the Curatorial, Hospitality ; Hosting Relations in Exhibitions. Berlin, Sternberg Press, 2012.
[ix] Marcel Duchamp, « Le Processus créatif », Duchamp du signe (sous la dir. de) Elmer Peterson et Michel Sanouillet, Paris : Flammarion, 1975, p.188.
[x] Voir Brian O’Doherty, White Cube : L’espace de la galerie et son idéologie, Suisse, JRP Ringier, 1976/2008.

 

CAMILLE RICHARD | RÉDACTRICE WEB

Camille Richard est candidate à la maitrise en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. À travers ses recherches elle s’intéresse à un corpus de démarches artistiques conceptuelles, féministes, queer ou postcoloniales qui redéfinissent les notions traditionnelles des espaces d’exposition. Son mémoire porte sur les relations d’influence entre des pratiques artistiques contemporaines, l’architecture muséale et les fonctions institutionnelles. Elle a récemment agit à titre de commissaire pour l’exposition Refus contraire à la Galerie de l’UQAM. En 2019, elle poursuivra ses activités en tant que co-coordinatrice pour la série de conférences Hypothèses et comme assistante de recherche pour le groupe de recherche Une bibliographie commentée en temps réel : l’art de la performance au Québec et au Canada.

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En bannière : Stéphanie Auger. Jour 7, Faute de moyens, on aura au mieux les uns, les unes et tous les autres. GHAM & DAFE, 7 mai 2019.
Crédit photo : Marie-Claude Gendron.