Un arrêt au Belgo : à l’intersection de trois expositions

Par Jean-Michel Quirion

La plupart de mes samedis après-midi s’abrègent à des allées et venues à l’édifice Belgo en raison des innombrables expositions en perpétuelles variations. Au 372, rue Sainte-Catherine, la visite commence au cinquième étage, comme toujours. C’est un fait, au Belgo on monte cet interminable escalier, puis on le redescend, d’un étage à l’autre, oscillant d’un centre à une galerie et vice-versa. C’est un rite ancré dans ce lieu quasi-mythique voué à l’art contemporain.

Ma dernière visite se résume à trois arrêts. Aux intersections du centre CIRCA art actuel, passant de la Galerie Laroche/Joncas à la Galerie Hugues Charbonneau, trois expositions effarantes qui interprètent ou interrogent la « présence humaine » — sa figure — à travers expérimentations, représentations et transitions. Une filiation éminente, non pas thématique, semble indéniablement relier ces trois différents espaces.

CIRCA art actuel : expérimentations
La visite s’amorce à CIRCA art actuel avec l’exposition Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black, des artistes Chloë Lum et Yannick Desranleau, présentée du 13 mai au 17 juin prochain. Autrefois nommé Séripop, le duo montréalais à demi torontois propose la plus récente extension de leur pratique parallèle au moyen d’énigmatiques expérimentations matérielles intégrant performance, danse et théâtre.

Vues partielles de la première salle de l’exposition Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black
Chloë Lum et Yannick Desranleau à CIRCA art actuel. Crédit : Caroline Cloutier

Précédemment déployée à Toronto en 2016, Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black, est une performance dissociée en dix « sketchs », montrée sous la forme d’une installation immersive par une double projection vidéo. Pour cette série d’actes, Lum et Desranleau travaillent en collaboration avec des danseuses professionnelles afin que celles-ci explorent et expérimentent leurs objets fabriqués lors d’interlocutions. Sous les quelques directives dispensées des deux artistes, les danses théâtrales sont à la fois intuitives et insouciantes, improvisées et aléatoires. Dans un élan momentané et spontané, les chorégraphes suggèrent des gestes complémentaires aux contenus formels des artistes, entre le tangible et l’intangible. Cette corrélation est ancrée dans l’imaginaire du post-humain. À la façon de Rebecca Horn, la relation de l’objet au corps est indéniable. Les extensions corporelles sont utilisées pour envelopper ou dissimuler partiellement l’organisme. Les objets hybrides transforment les sujets en automates, voire en véritable « sculptures-performances ». Lorsqu’ils sont manipulés et expérimentés à l’excès, les volumes s’entrelacent au corps. Sur le visage ou les membres, ils s’apparentent à des prothèses et appendices qui évoquent divers paradoxes : arme et bouclier, camelote et préciosité, abject et sublime[i].

Vues partielles de la deuxième salle de l’exposition Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black
Chloë Lum et Yannick Desranleau à CIRCA art actuel. Crédit : Caroline Cloutier

L’exposition s’appréhende en deux espaces et deux temps. D’une part, dans la grande salle, l’écran double auquel le visiteur est confronté divise les interventions des danseuses en deux pans. La temporalité des projections est soutenue par une trame sonore palpable qui perdure. Chacune des séquences d’expérimentations se retrouve sur un plan fixe et les segments de la performance sont présentés en solo. Un monologue accompagne le tout et débute avec la question : « Est-ce nécessaire de faire cela, disent-ils ?[ii]». Les dix scènes sont prenantes, invitant ainsi le visiteur à regarder les vidéos du début à la fin. D’autre part, la petite salle — entièrement peinte d’un vert médicinal et d’un beige mastic — offre à voir, tel un présentoir, les formes maniées dans les vidéos : les inouïes prothèses roses et noires ou les dissemblables masques ocre. Elles sont réparties sur une table, au sol ou encore aux murs. Les décors d’arrière-plan des projections sont en partie dupliqués : l’imposante bâche cuirassée d’un rose avarié, des pôles et crochets auxquelles des cordes anatomiques ou des harnachements organiques en caoutchouc sont suspendus. L’effet spatiotemporel résultant de cette transposition provoque un va-et-vient constant, de pièce en pièce.

Galerie Laroche / Joncas : représentations
À la Galerie Laroche / Joncas, le commissaire — artiste — Christian Messier offre l’exposition collective Geist : La présence représentée, du 6 mai au 3 juin. Inspiré des portraits en déchéance de Marlene Dumas — et probablement des siens — Messier s’intéresse à la profondeur de la représentation de l’être humain, de sa figure et du Geist, qui signifie Esprit. Cette représentation est le substrat commun des œuvres d’Isabelle Demers, Isabelle Guimond, Gabrielle Lajoie-Bergeron, Sophie Latouche, Francis Montillaud, Gabriel Morest et Élise Provencher.

Vues partielles de l’exposition Geist : La présence représentée à la Galerie Laroche/ Joncas
De gauche à droite, Guerrières (2016) d’Élise Provencher ; Rituel (2017) et Tête et champignon (2017) d’Isabelle Demers ; installation d’Élise Provencher, La naissance (ratée) de David (2016-2017) de Gabriel Morest ; Le feu est pogné (2016) et Prostituée et bol à fruit (2016) de Gabrielle Lajoie-Bergeron ; Amazone (2017) d’Isabelle Demers et Trois hommes riants (2017) de Francis Montillaud. Crédit : Avec l’aimable permission de la Galerie Laroche / Joncas

Dans une succession de figures humaines résultant d’une volonté générale de sa représentation, chacun et chacune des artistes interprète, à sa façon, un trouble fugace provoqué par des sentiments variés. Ainsi, les émotions, selon une approche analytique, sont sensiblement représentées comme une combinaison d’entités entre l’âme et l’esprit ou le visage et le corps. La « présence humaine » est omniprésente et discernable bien que les œuvres choisies par le commissaire soient parfois spéculatives et basées d’une certaine façon, sur le rôle homéostatique, celui du rire, avec des sujets cocasses, saugrenus ou simplement insolites.

De gauche à droite, Le feu est pogné (2016) de Gabrielle Lajoie-Bergeron ; Kiss me (2017) d’Isabelle Guimond et Se sentir bien, ici et maintenant (2016) de Sophie Latouche. Crédit : Avec l’aimable permission de la Galerie Laroche / Joncas.

D’après les sélections de Messier, Isabelle Demers suggère trois œuvres alliant pyrogravure et aquarelle sur papier. Des interprétations idéologiques — quoiqu’un brin mythologiques — de l’humain, parsemées de subtiles anomalies : Rituel (2017), Tête et champignons (2017) et Amazone (2017). Isabelle Guimond, quant à elle, propose Kiss Me (2017), une composition ardente aux couleurs pastel, conciliant une jeune fille affriolante dans une posture sexuelle, superposée d’un museau de chat démesuré et de la phrase « Kiss me, you’re now allowed… ». Pour sa part, Gabrielle Lajoie-Bergeron présente deux œuvres picturales obscurément troublantes issues de « désastres intimes[iii]» : Le feu est pogné (2016), une femme apeurée aux yeux embrouillés d’un vide infini et Prostituée et bol à fruit (2016), une belle-de-nuit dépravée devant une table à nappe fleurie, juxtaposée de grands bols de fruits. Après quoi, le sarcasme dérisoire de Sophie Latouche se retrouve dans deux combines ironiques par l’utilisation de symboles de l’esthétique du « selfie » avec la vidéo Posture (2017) et l’impression sur bannière Se sentir bien, ici et maintenant (2016).

En outre, ces propositions bidimensionnelles côtoient des approches tridimensionnelles. Francis Montillaud positionne Trois hommes riants (2017), un buste et deux têtes de plâtre aux sourires allègres, sur des tables imbriquées l’une à l’autre, leur servant de piédestal. Gabriel Morest offre La naissance (ratée) de David (2016-2017), un personnage biscornu construit d’un amalgame de matériaux, tenant une baguette et un cerceau. À proximité, un protomé inversé est désacralisé sur des socles disparates empilés. Subséquemment, les sept Guerrières (2016) en céramique d’Élise Provencher servent à son symbolisme singulier — insolite et parfois grotesque. Chacune des minuscules femmes masquées avance une mimique contorsionnée. À l’opposé, des œuvres picturales de créatures issues de la littérature ou de cultures diversifiées sont au mur, çà et là, telles les esquisses préparatoires des céramiques de Provencher.

Christian Messier succède à cette exposition avec La Forêt s’en vient II, présentée du 7 juin au 1er juillet 2017, passant ainsi de commissaire à artiste. Le vernissage aura lieu le 10 juin prochain.

Galerie Hugues Charbonneau : transitions
La brève tournée s’arrête à la Galerie Hugues Charbonneau, qui présente, du 3 mai jusqu’au 10 juin, 10e anniversaire du “Dust Bowl” chinois, de l’artiste Benoit Aquin, afin de célébrer la décennie de cette série de photographies à succès. Véritable globe-trotteur, il parcourt le monde dans le but d’immortaliser les rapports conflictuels de la transition entre l’humain et son territoire.

Vues partielles de l’exposition 10e anniversaire du “Dust Bowl” chinois, de l’artiste Benoit Aquin, à la Galerie Hugues Charbonneau. Crédit : Avec l’aimable permission de la Galerie Hugues Charbonneau

De retour d’une importante rétrospective, celle du Prix Pictet au musée Mouravieff-Apostol de Moscou, six œuvres extraites de la série réalisée de 2005 à 2007 sont montrées ici, à Montréal. La séquence considère la désertification due à l’activité humaine soutenue au nord de la Chine et en Mongolie Intérieure au biais d’images documentaires — contemporaines — équilibrées et plus particulièrement maîtrisées au niveau de la narration et l’esthétisation. Déconcertantes, les compositions témoignent des territoires inhabités aux allures fantomatiques provoqués par l’exode des populations rurales vers les villes. Ses scènes diffèrent et montrent des déstabilisations résultant de crises humanitaires et écologiques : un grand projet d’ingénierie inachevé, une tempête de sable à Hongsibao en Chine, des sols agricoles asséchés, ou encore un camion en feu en Mongolie. En ce sens, il y a maintes filiations entre présence à absence.

La signature visuelle de l’artiste, ses multiples effets de luminosité dorée — semi opaques — singularise chacune des images. Un filtre non factice s’immisce au moyen d’un brouillard obnubilant. Les paysages désertiques sont figés — « sur le vif » — dans la mouvance de certains éléments tels que le vent, le feu ou la fumée.

Dans l’espace, la blancheur de la Galerie Hugues Charbonneau est délicatement colorée par six compositions flavescentes, six ouvertures sur six paysages retentissants qui démontrent des transitions territoriales. L’exposition et la multiplication du visuel de Benoit Aquin offrent un voyage duquel résulte un éveil de conscience. L’approche scénique et la présence humaine au milieu de catastrophes environnementales incessantes et notamment inquiétantes confrontent le visiteur à la vérité de son insouciance et démontrent que le déni n’est plus possible.

Cette filiation connote également avec une exposition visitée ultérieurement, suite à la rédaction de cette chronique. Du 18 mai au 18 juin, la Galerie Dominique Bouffard présente Dissecting Thoughts de Federico Carbajal, un amalgame de sculptures fabriquées de 200 mètres de fils d’acier et de cuivre entrelacés. Le corpus est subdivisé en quatre explorations matérielles de la représentation — figurative ou abstraite — de la figure humaine : Dissecting Thoughts, Bipolar Asymetries, Wire heads et Portrait Shadows.

Édifice Belgo
Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black
Du 13 mai au 17 juin
CIRCA art actuel
372, rue Sainte-Catherine Ouest, espace 444
Métro Place-des-Arts
Mercredi au samedi de 12 h à 17 h 30
Jeudi de 12 h à 20 h

Geist : La présence représentée
Du 6 mai au 3 juin
Galerie Laroche/Joncas
372, rue Sainte-Catherine Ouest, espace 410
Métro Place-des-Arts
Mercredi et vendredi: 11 h à 18 h
Samedi : 12 h à 17 h

10e anniversaire du “Dust Bowl” chinois
Du 3 mai au 10 juin
Galerie Hugues Charbonneau
372, rue Sainte-Catherine Ouest, espace 308
Métro Place-des-Arts
Mercredi au samedi : 12 h à 17 h

Dissecting Thoughts
Du 18 mai au 18 juin
Galerie Dominique Bouffard
372, rue Sainte-Catherine Ouest, espace 508
Métro Place-des-Arts
Mercredi au vendredi : 11 h à 18 h
Samedi et dimanche : 12 h à 17 h

En bannière : Vue partielle de l’exposition Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black
Chloë Lum et Yannick Desranleau à CIRCA art actuel. Crédit : Caroline Cloutier


[i]Exposition, Is It The Sun Or The Asphalt All I See Is Bright Black Karie Liao, 2017, En ligne. https://circa-art.com/exhibitions/is-it-the-sun-or-the-asphalt-all-i-see-is-bright-black/ (Consulté le 22 mai 2017).
[ii]Ibid.
[iii]Gabrielle Lajoie Bergeron, Biographie et démarche, 2017, En ligne. http://www.gabriellelajoiebergeron.com/bio-ndash-deacutemarche.html (Consulté le 13 mai 2017).

JEAN-MICHEL QUIRION | RÉDACTEUR WEB

Jean-Michel Quirion est candidat à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Son projet de recherche porte sur l’élaboration d’une typologie de procédés de diffusion d’œuvres performatives muséalisées. Une résidence de recherche à même les archives du MoMA émane de cette analyse. Il travaille actuellement à la Galerie UQO à titre d’assistant à la direction et au Centre d’artistes AXENÉO7 en tant que coordonnateur des communications. Il s’implique également au Centre de production DAÏMÔN. Du côté de Montréal, il écrit pour la revue Ex_situ, puis il s’investit au sein du groupe de recherche et réflexion : Collections et Impératif événementiel The Convulsive collections (CIÉCO).

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