From Smoke to Cyber Signal : De la tradition au binaire

Par Maude Darsigny-Trépanier

L’exposition solo de l’artiste abénakaise Carmen Hathaway prend place à l’Espace Culturel Ashukan. Situé en plein quartier touristique du Vieux-Port de Montréal, l’édifice centenaire loge les bureaux de l’organisme depuis près de deux ans. C’est donc dans la salle d’exposition où se marient cimaises blanches et murs de pierre que les toiles numériques d’Hathaway prennent place. L’exposition, chapeautée aussi par le Festival Présence Autochtone se termine le 1er septembre 2017.

L’artiste propose avec ces œuvres numériques un regard sur l’importance des traditions pour les Autochtones tout en insistant sur l’actualité de celles-ci. On remarque en ce moment un important retour du traditionalisme chez les jeunes générations autochtones à travers le territoire. Les toiles d’Hathaway s’inscrivent justement dans cette mouvance. À l’instar de Skawennati ou Raymond Boisjoly, par exemple, Hathaway déconstruit l’idée que les traditions autochtones s’inscrivent dans le passé. Elle déconstruit les stéréotypes du « Vanishing Indian » en proposant un univers numérique dans lequel se déploie une cosmologie complexe. Fusion par exemple, représente quatre cerceaux de « hoop dance » enlacés de manière à former un globe, la Terre. L’artiste travaille également pour donner une forte impression de deux dimensions à ses œuvres, et Fusion en est une représentation frappante. Binary Bison représente en fait la forme d’un bison réalisé à partir de code binaire étiré pour créer les formes de rondeurs de l’animal. Hathaway déjoue complètement l’idée de peinture rupestre et présente une forme constituée d’un code de deux chiffres (0 et 1) en alternance inégale. Le fait que l’on perçoit le vide à l’intérieur du corps de la bête, puisque le code qui compose le flanc opposé de l’animal est visible à l’arrière-plan, évoque une forme fantomatique, irréelle, intouchable. On peut y lire un message écologique puisque le bison était une des ressources premières des Autochtones des Plaines jusqu’à l’extinction totale d’une certaine race dû à une chasse massive opérée par les premiers colons.

Fusion, Carmen Hathaway, giclée du canevas et Binary Bison, Carmen Hathaway, Giclée sur canevas

From Smoke to Cyber Signal reflète bien le travail de l’artiste. L’importance d’ancrer les traditions dans l’univers numérique est le centre de sa pratique. Lors de son passage virtuel au vernissage par l’entremise de Skype, Carmen Hathaway explique en direct de son chez soi, au Manitoba, le titre de son exposition. Faisant référence aux signaux de fumée comme mode de communications entre les nations autochtones, illustrés abondamment par Hollywood ou dans les cartoons du samedi matin, elle explique qu’elle a voulu troquer ces signaux pour un vrai langage complexe et actuel : le binaire. Ce code informatique peut renfermer des centaines d’informations qui resteront indescriptibles pour ceux qui ne savent pas les lire, tout comme les signaux de fumée, dit-elle à la blague. De plus, ce rapprochement entre les deux modes de communications vient encore une fois marquer la diversité des pratiques d’artistes autochtones contemporains. La série de toiles Matrix renvoie à une scène précise du film du même titre. Cette fois-ci, ce n’est pas Keanu Reeve qui émerge du code vert fluorescent, mais bien des visages d’Autochtones.

Série Matrix, Carmen Hathaway, giclée sur canevas

Dans le même ordre d’idées, les œuvres de vanneries numériques d’Hathaway, disponibles sur le site web de l’artiste, sont le reflet de cette alliance entre le numérique et les traditions. La pratique de la vannerie consiste à tisser des paniers à partir de matériaux divers. Le savoir-faire des femmes abénakises en matière de tissage n’est d’ailleurs plus à prouver. Cette pratique artisanale servait au départ à la création d’objets utilitaires puis, vers 1880, cette technique artisanale devint la source principale de revenu pour les nations abénakises. L’industrie du tourisme d’artisanat autochtone fut en hausse jusqu’à son déclin vers 1930[i]. L’industrialisation du « souvenir art » rend le prix des paniers tissés à la main trop cher pour les allochtones, qui se tourneront vers des modes de production industrialisés.

Carmen Hathaway utilise la vannerie de manière virtuelle. À l’aide d’un code, elle crée ces paniers selon les techniques de tissage traditionnel, mais à même un logiciel de production d’objet 3D. Elle recrée donc le savoir-faire des femmes abénakise, mais crée dans ce cas un objet intangible qui va à l’encontre de ce qu’on s’imagine de l’objet artisanal (qui doit avoir une fonction) et aussi à l’encontre du « souvenir art ». Ceci propose une réflexion sur l’idée d’authenticité qui animait le commerce touristique autochtone jusque dans les années 1930 ou encore les artistes modernes comme Gauguin ou Picasso. Cette recherche d’authenticité est ici déconstruite, car l’artiste originaire d’Odanak crée, selon la technique traditionnelle, un objet qui n’est pas réel.

An overview of my 3D digital basket weave modeling process using Pixologic ZB brush software, Carmen Hathaway, 2 minutes
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From Smoke to Cyber Signal
Jusqu’au 1er septembre
Espace Culturel Ashukan
431, Place Jacques Cartier
Métro Champ-de-Mars
Jeudi au dimanche : 10 h à 17 h

Image en bannière: To the 3RD Power, Carmen Hathaway, giclée sur canevas et Tandem, Carmen Hathaway, Giclée sur canevas.


[i]Musée des Abenakis à Odanak : http://www.museevirtuel.ca/sgc-cms/histoires_de_chez_nous-community_memories/pm_v2.php?id=exhibit_home&fl=0&lg=Francais&ex=804&pg=0

 

MAUDE DARSIGNY-TRÉPANIER | RÉDACTRICE WEB

Maude a obtenu un baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM et y poursuit sa scolarisation au deuxième cycle. Actuellement, elle est en période de rédaction pour son projet de maîtrise qui porte sur la réappropriation comme geste politique dans l’œuvre de Nadia Myre. Maude cultive un grand intérêt pour les pratiques artistiques politiques et engagées. Son coup de cœur pour les pratiques d’artistes autochtones est né à la vue de l’œuvre Fringe de Rebecca Belmore lors d’un cours universitaire. Employée de l’UQAM depuis 2017, elle travaille comme assistante de recherche auprès de Dominic Hardy. Elle est également bénévole depuis 2 ans à la Foire du papier et se joint à l’équipe de la revue Ex_situ à titre de rédactrice web à l’hiver 2017.

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