L’autoreprésentation en art : l’exemple de Dürer.

Par Charline Giroud

Quelques définitions

L’autoportrait étant un portrait de soi-même, il convient de définir avant tout ce qu’est un portrait. Selon le Grand Robert de la langue française, il s’agit d’une représentation d’une personne réelle, ou d’un être humain individualisé, spécialement de son visage, par le biais du dessin, de la peinture, de la gravure ou de la photographie. Mais que signifie le terme « représentation » ? S’agit-il de celle physique, de celle identitaire et/ou de celle psychologique ? On constate dès lors que cette définition n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît, et qu’elle touche à la question du sujet en art.

Dans le français usuel du XVIème siècle, le verbe « portraire » signifiait littéralement « tracer », c’est-à-dire dessiner à l’aide de traits [i]. Le substantif qui en dérive, « portrait », possède alors plusieurs sens superposés : figure géométrique, forme, plan, image, représentation, ressemblance… Dans tous les cas, c’est le « trait » qui est à la base du « portrait ». Ce constat est sensiblement le même en Italie. Néanmoins, l’italien du XVIème siècle distingue deux verbes : imitare, qui signifie donner l’image de quelque chose (sous-entendu : corriger le réel pour le porter à la perfection dont il est capable), et ritrarre, qui veut dire donner la copie littérale, et donc « trait pour trait », de quelque chose (autrement dit copier fidèlement le réel tel qu’il apparaît devant nous) [ii]. Dans ce cas, la définition du portrait toucherait aussi aux théories de l’imitation.

Albrecht Dürer (1471 – 1528) est un dessinateur, peintre, graveur et penseur allemand de la Renaissance. Il est considéré comme un précurseur en matière d’autoportraits et en réalisera trois au cours de sa vie. Celui présenté ici est le dernier d’entre eux :

Albrecht Dürer, Autoportrait, 1500. Peinture sur bois, 67,1 x 48,9 cm. Source : Alte Pinakothek, Munich, Allemagne.

La question est alors de comprendre ce qu’a voulu faire Dürer à travers ce « portrait » de lui-même. Pourquoi s’autoreprésenter et pourquoi le faire ainsi ? Il semble que les motivations de l’artiste sont le reflet de son époque, notamment en ce qui concerne la représentation du sujet en art et les théories de l’imitation.

Naissance de l’individu en art

Bien que l’on fasse remonter l’origine de l’Humanisme en Italie à la fin du XIVème siècle, la naissance de l’individu en art serait, elle, apparue dans le nord de l’Europe au début du XVème siècle. Selon Todorov, ce serait même dans les enluminures des Très riches heures du Duc de Berry, exécutées par les frères Jean et Herman de Limbourg vers 1411, que le monde individuel, et les humains en tant qu’individus, auraient intégré la représentation picturale [iii]. En peignant la vie quotidienne et les êtres qui en font partie, on donne à voir le monde visible, au sens platonicien du terme, c’est-à-dire celui qui s’offre aux sens. Ce nouveau paradigme sera ensuite observé dans les portraits réalisés de trois quarts par les peintres flamands tels que Campin (1378 – 1444) et Van Eyck (1390 – 1441). Par rapport au portrait de profil, le personnage se tourne enfin vers le spectateur et laisse voir toute son individualité et sa particularité.

Robert Campin, Portrait d’un homme et Portrait d’une femme, vers 1430 – 1435. Huile et tempera sur chêne, 41 x 28 cm pour chaque portrait. Source : National Gallery, Londres, Angleterre.

L’artiste lui-même devient un « individu-sujet » puisqu’il commence à signer ses œuvres et à donner son propre point de vue grâce à des choix spécifiques de perspective et de cadrage. Il représente ainsi le monde visible selon sa propre subjectivité.

Le début du XVème siècle et de l’Humanisme marquent celui de la Renaissance, où l’avènement de l’individu sera total et où on assistera à une progressive humanisation du Divin [iv]. C’est l’émergence du « Je » en art. Ce dernier reste néanmoins dans un « Nous », c’est-à-dire qu’il y a « subjectivité dans une communauté » comme le dirait Todorov. Ainsi, l’Humanisme ne veut pas dire individualisme ni autocentrisme. Cela est donc très différent de la conception moderne de la peinture, notamment de celle abstraite, où le sens commun n’est plus permis : il y a un « Je », mais il ne fait pas partie d’un « Nous ».

À la Renaissance, l’artiste souhaite donc affirmer son identité, d’autant plus quand il s’agit de faire son autoportrait.

Revendiquer son identité

Selon le penseur anglais John Locke (1632 – 1704), nous aurions deux identités [v]. D’un côté, il y a la perception de soi par les autres et de l’autre, celle qu’on a de soi-même. Cela permet de reconnaître un individu, mais aussi sa permanence (le fait de rester le même au cours du temps), ce qui est lié au concept de mémoire. Or, c’est à partir de la Renaissance que ces deux formes de l’identité définies par Locke (reconnaissance par les autres et reconnaissance de soi-même) commencent à se manifester dans l’autoportrait. Ce dernier symbolise en effet une entrée dans la mémoire collective tout en étant un instrument de la connaissance de soi [vi].

Omar Calabrese définit lui trois types d’identités : celle numérique qui reprend la définition antique d’Aristote (un individu possède une série de traits qui le rendent unique), celle qualitative (un individu possède une série de qualités qui le rendent différent des autres), et celle spécifique (certains individus possèdent des caractéristiques communes qui déterminent leur appartenance à une même espèce) [vii]. Selon lui, l’artiste cherche donc, à travers son autoportrait, à montrer qu’il est seul et unique, à exposer sa différence par rapport aux autres et à revendiquer son appartenance à un cercle supérieur restreint, celui du génie artistique.

Montrer sa supériorité

Le premier autoportrait, indépendant d’une commande, serait celui réalisé par Alberti en 1430, sur un médaillon de profil dans le style des empereurs romains de l’Antiquité [viii]. L’objectif était alors de revendiquer son appartenance à une élite : on peint son image comme si on peignait celle des grands de ce monde. C’est en effet au moment de la Renaissance et de l’affirmation du « Je » en art, que le statut de l’artiste change, passant de celui du simple artisan à celui d’intellectuel. Pour Alberti, l’artiste doit ainsi se montrer à la fois homme de lettre et gentilhomme (voire prétendre au rang d’aristocrate) et doit viser la gloire. De plus, selon lui, l’artiste possède une force qui émanerait du divin. Dürer, pour sa part, considère également que l’artiste est un élu de Dieu, par lequel lui a été transmis son génie.

On remarque donc ici l’évolution considérable du statut de l’artiste depuis le Moyen- Âge, où il n’était vu que comme un simple artisan.

L’Autoportrait de Dürer de 1500 est tout à fait représentatif de l’ensemble de ces nouvelles revendications apparues à la Renaissance. Sa position frontale, hiératique et symétrique est en effet peu courante pour l’époque. Elle permet de dégager un front proéminent, considéré alors comme signe d’intelligence supérieure, mais aussi de mettre en évidence sa main posée sur sa poitrine, laissant voir la délicatesse de ses doigts et la légère flexion de son petit doigt, gestes typiques de l’aristocratie. De plus, cette posture de face est normalement réservée au domaine du sacré. Il semble en effet évident que Dürer voulait se représenter sous les traits du Christ : regard absent typique des divinités, boucles parfaites de sa chevelure et pose de la main droite (celle qui bénit) identique à celle du Salvator Mundi. On remarque donc son intention d’élever son statut d’artiste au niveau le plus élevé, voire même à celui du divin.

Traverser le temps

La volonté de Dürer de se représenter à l’image de Dieu pourrait également venir du fait que le portrait soit encore considéré comme un genre inférieur à la Renaissance. En effet, il appartient au domaine du particulier alors que la peinture de scènes religieuses ou historiques tient du domaine de l’universel (ce qui est davantage valorisé à cette époque).
De plus, l’infériorité du portraitiste serait due au fait qu’il soit influencé par la relation affective qui l’unit à son objet [ix], il est donc dans la subjectivité et non dans l’objectivité. Dürer a-t-il alors voulu élever le genre du portrait au rang d’universel par l’intermédiaire de Dieu ? En étant de face et en ne regardant pas tout à fait le spectateur, l’artiste prend en effet ses distances avec lui-même et donne l’impression d’être en présence d’un portrait historique. On n’est donc plus dans le « Je » ici, mais dans le « Il ».

Enfin, l’objectif d’universalité ne cacherait-il pas en réalité la volonté de Dürer de faire œuvre de mémoire, comme le mentionnait Locke, et de concourir ainsi à une gloire éternelle, comme le préconisait Alberti ? Contrairement au particulier, l’universel survit en effet à l’épreuve du temps, du lieu et de la culture. Cet autoportrait de Dürer est d’ailleurs son dernier. Il n’a alors que 28 ans, il est encore jeune et beau. Il veut se représenter sous son meilleur jour afin que cette image soit celle de référence pour la postérité.

Obtenir le salut de son âme

Cependant, à une époque où la ferveur religieuse est importante, une telle peinture, ainsi que toutes ses prétentions sous-jacentes, pourraient être considérées comme blasphématoires et être accusées de péchés de vanité. Moralement, il était en effet mal vu de se faire portraiturer, et encore pire de s’auto-représenter sous les traits de Dieu. Cela rejoint notamment le mythe de Narcisse.

En voulant se représenter beau, jeune et doté d’une intelligence supérieure, voire même d’une essence divine, Dürer peut-il être considéré comme « narcissique » ? Il serait inopportun de l’imaginer bravant la doctrine religieuse, d’autant que les prémices de la réforme protestante se font déjà sentir en Allemagne. En réalité, se représenter sous les traits du Christ peut vouloir signifier deux choses à cette époque.

Tout d’abord, les discours sur le « Soyez à l’image de Dieu » et « Imiter le Christ » s’interprétaient de manière plus littérale que de nos jours [x]. Selon Panofsky, l’Autoportrait de 1500 de Dürer ne constitue donc pas un défi mais plutôt une profession de foi. Il ne représente pas ce qu’il prétend être, mais plutôt ce qu’il doit s’efforcer d’être. L’artiste doit alors subordonner sa personnalité pour se vouer à un projet idéal : être le messager de Dieu sur terre grâce à l’injonction qu’il a reçu de lui.

Ensuite, se représenter tel un Christ beau et jeune, mais dont la mort est proche, est signe de modestie [xi]. Il faut en effet y voir là une représentation symbolique d’une vanitas : comme dans une nature morte, cela renvoie au caractère éphémère et provisoire de l’homme. Selon Omar Calabrese, un autoportrait ne serait donc finalement qu’une représentation de la passion extrême, c’est-à-dire de la mort. La fin tragique de Narcisse vient d’ailleurs soutenir cette hypothèse. Il rappelle d’un côté que l’homme est un être mortel et, de l’autre, que tout péché de vanité sera sanctionné.

Mettre fin au débat entre beauté et vérité

L’autoportrait, comme toute œuvre d’art, participe à l’éternel débat, à la fois artistique et philosophique, opposant beauté et vérité. Faut-il faire un portrait ressemblant au modèle ou l’idéaliser au nom d’une certaine idée du beau ? Les penseurs des époques passées ont toujours eu tendance à vouloir embellir la nature dans le but d’atteindre une beauté idéale et absolue, quitte à ne pas être conformes avec la réalité. Néanmoins, avec cette image figée du Salvator Mundi, il semble que Dürer ait tenté de démontrer qu’il est possible d’allier les deux.

Si l’on revient à la distinction entre ritrarre et imitare énoncée plus haut, « imiter » serait supérieur à « reproduire », car il s’agit de chercher à exprimer l’essence et la forme parfaite qui seraient cachées derrière les apparences du réel. Autrement dit, il s’agit de représenter l’invisible qui se trouve derrière le visible.

Ce débat serait donc en réalité spirituel : la reproduction, sous-entendu l’image, serait de l’ordre de la nature et du visible alors que la ressemblance, sous-entendu l’imitation, serait de l’ordre de la grâce et de l’invisible [xii]. Il conviendrait donc d’imiter le créateur et non la créature. Il ne s’agit donc pas d’embellir la nature mais plutôt d’en chercher la source originelle.

Et n’est-ce pas ce qu’a tenté de faire Dürer à travers son Autoportrait, c’est-à-dire montrer que la créature, l’homme, est bien à l’image de Dieu, son créateur, selon ses propres croyances ? L’artiste démontre ainsi que l’invisible est bien caché dans le visible. Pour prétendre à la fois à la beauté et à la vérité, n’est-il en effet pas plus judicieux de représenter le créateur à travers sa créature ?

De nos jours, la photographie et les nouvelles technologies requestionnent la notion de vraisemblance en art. En outre, l’autoportrait est maintenant accessible à tous grâce aux selfies. On se représente et on se met en scène sur les réseaux sociaux. On peut ainsi parler de l’instauration du « Je » dans l’espace virtuel. Il serait alors intéressant d’étudier les motivations qui se cachent derrière ces comportements. Sont-elles vraiment différentes de celles d’un artiste de la Renaissance tel que Dürer ?

De plus, quand on observe aujourd’hui les pratiques artistiques émergentes, on constate une individualisation à outrance. L’artiste ne recherche plus le sens commun comme à l’époque humaniste. Bien au contraire, il se complaît dans sa singularité indéchiffrable. L’art actuel ne risque-t-il pas alors de s’épuiser dans l’individualisme ? Après la naissance de l’individu dans l’art, peut-il y avoir mort de l’art dans l’individu ?

En bannière : John William Waterhouse, Écho et Narcisse, huile sur toile, 1903, Walker Art Gallery, Liverpool.


[i]Edouard Pommier, Théories du portrait, Paris, Gallimard, 1998, p. 15.
[ii]Ibid., p. 141.
[iii]Tzvetan Todorov, Robert Legros et Bernard Foucroulle, La naissance de l’individu dans l’art, Paris, Grasset, 2005, p. 13-40.
[iv]Ibid., p. 37.
[v]Ibid., p. 36.
[vi]Ibid.
[vii]Omar Calabrese,L’Art de l’autoportrait : histoire et théorie d’un genre pictural, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006, p. 35.
[viii]James Hall, Autoportraits, de Rembrandt au selfie, Heule, Snoeck, 2016, p. 13.
[ix]Edouard Pommier,Théories du portrait, Paris, Gallimard, 1998, p. 212.
[x]Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, Paris, Hazan, 1987, p. 78.
[xi]Ibid., p. 79.
[xii]Ibid., p. 191.

 

CHARLINE GIROUD | WEBMESTRE ET RÉDACTRICE WEB

Étudiante en histoire de l’art à l’UQÀM, Charline a auparavant complété un baccalauréat en sciences de la gestion ainsi qu’une maîtrise en communication, marketing et vente en France. Durant ses premières années d’expérience professionnelle, elle s’inscrit aux cours du soir de l’École du Louvre à Paris et décide alors de se spécialiser dans le domaine des arts. Ses intérêts se portent principalement sur les enjeux économiques et sociaux qui entourent l’art actuel et ses acteurs. Charline s’implique également dans différentes organisations artistiques montréalaises. Elle effectue ainsi un stage à la galerie CIRCA en tant que co-commissaire d’expositions et occupe le poste d’adjointe aux communications au sein du syndicat Théâtres Unis Enfance Jeunesse qui soutient le théâtre jeune public québécois.

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